Récurrence #3 : est-ce que la “valeur à vie” de vos clients ronge vos profits?
Le méta-indicateur suprême du eCommerce est rarement bien utilisé. Manuel de sécurité du CLV.
Temps de lecture estimé : 12-14 minutes.
Sommaire
Des excuses (déjà au troisième numéro?)
Parfois philosophique, parfois technique
Pourquoi le CLV est parfois du baloney… que vous devriez quand même considérer
Lu depuis le dernier numéro
Des excuses
L’équipe de la plateforme de newsletter Substack s’est emmêlé les pinceaux lors de la dernière mise à jour des bases de données. Vous avez donc peut-être reçu le dernier envoi en double.
J’ai choisi cette plateforme pour ses nombreux avantages, et je m’excuse de cet inconvénient que j’espère rare. :(
Parfois philosophique, parfois technique
Je souhaite que ce newsletter vous offre autant de perspective que de pratico-pratique : certains envois seront plus conceptuels, comme le dernier numéro. D’autres seront plus techniques, comme celui-ci. J’espère que vous y trouverez votre compte.
N’hésitez pas à passer à la section “Lu depuis le dernier numéro” si le sujet du numéro courant n’est pas pertinent pour vous. On se reprendra plus tard!
Pourquoi le “Customer Lifetime Value” est parfois du baloney… que vous devriez quand même considérer.
Un des indicateurs de performance les plus utilisés dans le domaine du eCommerce est le “Customer Lifetime Value” (CLV pour les intimes), soit la “valeur à vie du client”. Le CLV est censé correspondre à ce que le client X rapportera à votre entreprise au cours de la période pendant laquelle il vous sera fidèle.
Pour plusieurs spécialistes du eCom, c’est le méta-indicateur suprême parce qu’il est le produit de toutes vos performances et de toutes vos inefficacités, en tenant compte de plusieurs facteurs : taux de rétention, commande moyenne, durée entre les commandes, etc, etc.
De plus, il est verni d’une bonne couche de mathématiques, ce qui lui donne une belle respectabilité. Voir les exhibits A et B ci-dessous, qui affichent avec un enthousiasme érudit la formule classique du calcul du CLV :
Diantre, ça semble sérieux, donc ça doit être vrai…
Heureusement, il existe une version simplifiée!
En pratique et pour simplifier à l’extrême, le CLV s’obtient en multipliant la valeur de la commande moyenne de vos clients par la fréquence de celles-ci, et ensuite par la durée de votre belle relation d’affaires et BOUM, on obtient un CLV tout neuf.
Par exemple :
Gilles fait des emplettes d’un montant moyen de 60$ chez vous.
Il achète 3 fois par année.
Gilles vous aime d’amour depuis 3 ans, mais achètera ailleurs dans 2 ans parce qu’ailleurs, ce sera moins cher. Tant pis pour l’amour.
CLV extrêmement simplifié de Gilles : 60$ x 3 fois par année x 5 ans = 900$.
Merci, Gilles.
Comme il s’agit d’une valeur prédictive, en théorie, la moyenne du CLV de tous vos clients multiplié par le nombre de clients vous donnera une bonne idée de la valeur totale de votre clientèle future. MAGIE.
Le CLV est merveilleux pour impressionner les investisseurs, prévoir les inventaires, segmenter votre clientèle, déterminer combien vous pouvez investir en marketing pour recruter un nouveau client sans qu’il ne coûte plus cher qu’il ne rapporte… en théorie. Je répète, au cas où ça vous aurait échappé : EN THÉORIE.
Alors, qu’est-ce qui cloche?
Premier problème : si vous êtes une experte du domaine et que la formule très simplifiée ci-haut vous fait tiquer par son extrême vulgarisation, je suis désolé de vous apprendre que ma définition de niveau “5 ans et +” est aussi valable que la vôtre. Et toc.
Contrairement aux concepts comme la marge nette, la marge brute ou l’EBITDA, il n’existe PAS de définition officielle du CLV. S’il en existait une, elle serait documentée par le “Marketing Accountability Standard Board” et, comme elle ne l’est pas, il en existe une tonne de variantes.
Pas convaincue? Faites une recherche avec “CLV definition” et essayez de trouver deux résultats qui disent exactement la même chose. Pour décrire les variables de l’équation, certains parlent de revenus, d’autres de profits, pour certains la définition du “Lifetime” est estimée alors que pour d’autres elle est très précisément calculée, MAIS avec des données changeantes, etc. Le calcul du CLV donnera donc, pour les mêmes paramètres, des résultats très différents selon la formule retenue et la définition des variables.
Le doute s’installe.
Deuxième problème : devant la complexité du calcul du CLV, la plupart des entreprises s’en remettent à des applications liées à leurs plateformes de eCommerce. Ces apps génèrent des résultats sans toujours expliquer clairement comment ils sont calculés. Le CLV variera en fonction de l’app utilisée bien davantage que des intrants et, encore pire, parfois sans même savoir comment il est calculé. Ça ne s’améliore pas.
Troisième problème : il arrive très souvent qu’on confonde le CLV et l’ACV (Average Customer Value), parce qu’on oublie qu’un calcul utile du CLV devrait tenir compte de la profitabilité d’un client et non seulement de son volume d’affaires.
Un client comme Gilles, achetant pour 900$ mais vous procurant une marge de 5% est-il préférable à un autre, qui ne génère que 500$ de ventes avec une marge de 50%?
Pour plusieurs apps ou méthodes qui déterminent le CLV à partir des ventes en ligne sans considérer les coûts, un client comme Gilles semble exemplaire… et fera peut-être même partie des segments envers lesquels vous investirez toujours plus en efforts de rétention, sans compter les budgets d’acquisition onéreux pour cibler les semblables de Gilles. Plus de Gilles = plus d’argent, non? Non. Ou si, mais on ne le sait pas vraiment, au fond.
Damn.
Quatrième problème : le calcul du CLV est toujours basé sur au moins un facteur un brin ésotérique : le LTV (Lifetime Value), soit la “durée de vie du client”. Celui-là me fait toujours sourire en raison de ses connotations macabres, mais surtout parce qu’il se calcule ainsi :
“Date de la dernière commande - date de la première commande = Durée de vie du client”.
Sauf que…
Comment savez-vous que le client ne commandera plus chez vous? Est-il simplement en pause pour diverses raisons?
A-t-il fait sa première commande la semaine passée et sa deuxième commande hier parce qu’il avait simplement oublié quelque chose? Cette deuxième commande, si vous faites une analyse aujourd’hui, est sa dernière. Est-ce parce qu’il ne reviendra plus jamais? Sa “durée de vie” est donc d’une semaine? Pour éviter ça, avez-vous exclu tous les clients ayant fait une commande au cours des derniers jours, dernières semaines, derniers mois? Où est la limite, au juste?
Est-il saturé par une catégorie de produit? Serait-il prêt à acheter encore si vous offrez une nouveauté dans une nouvelle catégorie, surgissant du cimetière des clients comme les zombies dans Thriller?
Comment calculer cette durée quand vous êtes une jeune entreprise avec un historique limité et que le cycle d’achat est peut-être simplement un peu plus long qu’espéré?
Avez-vous exclu du calcul tous les Sagittaires nés sous une lune ascendante? J’exagère, mais je crois que vous avez compris que les critères pour déterminer le LTV sont, au mieux, très souples. ;)
Bref, le “Customer Lifetime” dans le “Customer Lifetime Value” est essentiel, mais sa validité est difficile à établir. Si on peut le calculer avec précision par la durée de l’abonnement pour les services en ligne ou les SaaS, c’est plus hasardeux pour les achats unitaires en eCommerce B2C.
Est-ce que ça achève?
Presque.
Si vous devez naviguer d’un système à l’autre pour connaître le coût des rabais, retours et remboursements (RRR) et calculer les “vraies” ventes nettes, vous aurez beaucoup, beaucoup de plaisir à calculer un CLV valide.
Ces coûts sont loin d’être marginaux : les retours et remboursements peuvent représenter 20-30% des ventes dans certaines industries, les rabais autour de 10-15%... Ça commence à faire beaucoup d’argent, et doit être considéré dans vos dépenses variables.
Bon, on voit la lumière au bout du tunnel, là?
Le Boss au bout du dernier niveau
Et c’est là, quand on croit avoir vaincu tous les obstacles du calcul du CLV, que l’ennemi juré du commerce en ligne se pointe, le Boss le plus difficile à battre au bout du tout dernier niveau : l’horrible coût de logistique, aussi appelé Pick, Pack and Ship (PPP). Une autre abréviation qui coûte cher? Manquait plus que ça!
Si on considère que le CLV doit se calculer à partir de la rentabilité et donc tenir compte des COGS et RRR, on devrait aussi inclure les autres coûts variables importants. Et après le COGS, les coûts de manutention, d’emballage et surtout d’expédition sont de loin les plus importants et les plus nuisibles à votre rentabilité. (Je sais, on ignore les coûts fixes pour le moment. On en parlera plus bas.)
Sous-estimer les coûts de logistique dans le calcul du CLV en eCommerce peut avoir un effet dévastateur sur vos décisions de marketing : pour faire augmenter votre CLV, il est fréquent de travailler à l’augmentation de la fréquence des commandes. Puisque le CLV augmentera, on célébrera l’atteinte d’un indicateur sans se rendre compte qu’à chaque nouvelle petite commande, on creusera un peu plus sa perte. “Mais comment se fait-il que nous perdions autant d’argent? Nos clients commandent de plus en plus!” Ben voilà…
Si vous vous fiez uniquement au CLV calculé automatiquement sans les coûts, vous nourrissez peut-être un monstre qui mâchouille tranquillement mais sûrement votre rentabilité.
J’ai chaud. Que faire?
Quand il est bien effectué, le calcul du CLV peut être essentiel pour déterminer votre budget maximal d’acquisition de nouveaux clients. (Ratio CAC/CLV, soit “Customer Acquisition Cost/Customer Lifetime Value”.)
C’est aussi un excellent outil pour estimer la valeur future de votre achalandage. Si vous souhaitez un jour vendre votre entreprise de B2C, un calcul de CLV solidement appuyé pourrait valoir son pesant d’or.
De plus, il peut être très utile pour segmenter votre clientèle et concevoir des campagnes de rétention efficaces.
C’est aussi un meta-indicateur utile pour le pilotage d’une équipe de eCommerce, parce qu’il est facile à comprendre (n’est-ce pas?) et permet de prendre des décisions concrètes.
Mais son calcul DOIT :
Tenir compte de tous les coûts réels (incluant les COGS, la logistique et les RRR).
Être efficace. Les méthodes valides-mais-très-lourdes ne sont JA-MAIS utilisées en pratique pour segmenter les clientèles dans un environnement dynamique ou pour des applications d’automatisation marketing. Un calcul “Good Enough” automatisé est donc préférable à un calcul très précis que vous ne ferez qu’une fois, en maudissant la vie.
En absence des coûts de logistique, de retours et de rabais, l’utilisation du CLV peut être contrebalancée par des contre-indicateurs pour limiter les dégâts sur votre profitabilité ou de mauvaises décisions de segmentation. Par exemple, si vous visez une amélioration de 20% de votre CLV d’ici un an mais ignorez les coûts de logistique, RRR ou autres, assurez-vous que les responsables du marketing visent aussi un maximum de X commandes par année/client, ou encore de X$ de coût de transport moyen, un rabais moyen de X%, un taux de retour de X%, un coût de transport moyen correspondant à un maximum de X% de la valeur des commandes, etc. En cherchant un équilbre entre ces indicateurs, on évitera bien des problèmes.
Éviter de servir de comparaison avec celui d’autres entreprises qui utilisent probablement des formules différentes de la vôtre pour le calculer. Donc PAS de benchmarking pour le CLV à moins de connaître les méthodes de calcul de vos compétiteurs!
Ou alors…
Soyez sage comme Yoda et acceptez simplement que le CLV est très imparfait et devrait être utilisé comme une tendance à faire évoluer positivement et non comme une valeur absolue.
Condition requise : qu’il soit communiqué aux décideurs en toute transparence, sans bullshit et en expliquant les zones d’ombre. Tant que votre “erreur” est constante ET que vos coûts sont connus et contrôlés (j’insiste sur ce dernier point), une croissance de 20% reste une croissance de 20%.
C’est vraiment lourd ton truc de CLV, Michaël; t’as pas autre chose à proposer?
Bien sûr que oui! J’attendais seulement de vous épuiser avant de proposer quelque chose de simple, parce que l’exercice intellectuel, c’est bon pour vous!
Au lieu du CLV, j’aime bien considérer le profit net annuel par client actif, surtout pour les produits de consommation courante à coût raisonnable.
Par profit net, j’entends ce qui reste dans vos poches après avoir déduit les principaux coûts variables : COGS, frais de logistique (Pick, Pack and Ship) et RRR (rabais, retours et remboursements). Évidemment, c’est plus facile si vous utilisez un système de eCommerce qui permet d’extraire les “vraies” ventes nettes sans avoir à faire de multiples contorsions. Mais c’est déjà le cas, non?
Les frais fixes, je n’en tiens pas compte parce qu’ils s’appliquent à tous vos clients sans discrimination. Ils n’aident donc en rien pour la segmentation, même s’ils ont évidemment un impact sur votre rentabilité. Assurez-vous qu’il soient pris en compte au départ et considérez-les comme une variable à revérifier de temps en temps, sans en faire une obsession quotidienne.
Pourquoi utiliser seulement les clients actifs* dans le calcul? Parce que les clients dormants, ceux qui n’ont rien acheté depuis longtemps, peuvent techniquement être considérés comme récurrents parce qu’ils ont acheté plus d’une fois, mais ne contribueront plus à votre profitabilité. Il faut quantifier ces clients pour évaluer votre capacité de rétention, les recontacter pour comprendre pourquoi ils ne rachètent pas chez vous et essayer de les ramener au bercail, mais ça, ce sera pour une autre histoire…
Et c’est quoi, un “client actif”? C’est un client qui a fait son dernier achat chez vous depuis un délai que vous jugez raisonnable selon votre type de produit ou service. Plusieurs applications permettent de déterminer le délai moyen entre deux achats sur votre plateforme de vente en ligne ou omnicanale, mais vous pouvez choisir une durée qui sera saine pour votre profitabilité et réaliste comme objectif à atteindre.
Je limite la période d’analyse à une année pour les produits de consommation courante, parce qu’il est quasi impossible de deviner si un client dont la “valeur à vie” semble expirée ne reviendra pas soudainement, rendant le concept très arbitraire. Si vous préférez ajuster cette valeur au cycle d’achat estimé de vos produits, allez-y joyeusement, mais soyez constants d’une période à l’autre.
Il y a donc deux valeurs arbitraires dans le calcul : une qui définit la durée raisonnable depuis le dernier achat pour considérer qu’un client est actif, et une autre qui détermine la période d’analyse. On pourrait dire que ce n’est pas tellement mieux que la variable de “durée de vie d’un client” du CLV, mais ça l’est : ces variables sont arbitraires en toute transparence, mais constantes et valides. La “durée de vie”, souvent mal calculée ou basée sur des données douteuses, est souvent invalide en plus de dissimuler son côté arbitraire, et peut donc vous induire en erreur.
Cet indicateur est facile à calculer, en plus d’être ajustable selon la nature de vos produits et la longueur de vos cycles de vente.
Si vous le jumelez avec un objectif d’augmentation du nombre de clients actifs, vous aurez un beau duo de choc pour favoriser une croissance durable de vos ventes en ligne!
Lu depuis le dernier numéro
The Cult of Company Culture Is Back. But Do Tech Workers Even Want Perks Anymore?, The Information. On y découvre que les travailleurs qui le peuvent préfèrent passer du temps de qualité à la maison avec les gens qu’ils aiment qu’en activité de Team Building avec des collègues choisis par leurs patrons. Qui l'eût cru?
Expanding Product Tagging in Feed to Everyone, sur le blog d’Instagram. Finie la limite de 10000 fans pour afficher vos produits sur vos photos Instagram, du moins aux États-Unis. On peut deviner que ça suivra bientôt ici, si ce n’est pas déjà le cas. Enfin, vous pourrez vendre à vos 27 fans!
How “Buy Online, Pick Up In-Store” Gives Retailers an Edge, Harvard Business Review.
Chicago online grocery startup launching curbside-only service out of former Lincoln Village clothing store, Chicago Tribune. Comment le BOPIS peut être non seulement une option, mais la seule option, et limiter les enjeux du coût de transport ET de manque de personnel.