Récurrence #5 : Amazon, l’entreprise la plus dominante de l’histoire du commerce de détail?
L’histoire se répète souvent; parfois, elle change seulement de support technologique.
Temps de lecture estimé : 5-7 minutes.
Cet article est une adaptation mise à jour d’une conférence offerte en 2019.
On lit souvent qu’Amazon est un concurrent déloyal, gigantesque, imbattable et nocif pour les commerces de proximité, ou même les magasins à rayons traditionnels. On entend aussi parfois qu’il faut absolument contrôler ce géant pour éviter l’hécatombe économique et, s'il le faut, légiférer pour y arriver.
Dominer le marché en utilisant l’innovation
Permettez-moi de vous présenter une entreprise qui offre, selon ses dires, le plus grand inventaire de produits pour consommateurs au monde.
Qui propose une livraison facile, rapide et souvent gratuite, à peu près partout.
Réputée pour son souci constant du service à la clientèle, qui est d’ailleurs son principe #1, parfois au détriment de ses fournisseurs.
Une entreprise qui, à son arrivée en bourse, comptait déjà 9000 employés et générait plus de 1 450 000 000 $ de ventes, en dollars d’aujourd’hui. Et qui, bien décidée à faire les choses en grand, a ouvert un PREMIER entrepôt de + 3 000 000 de pieds carrés. (C’est grand, ça).
Une géante qui a attendu des années avant d’ouvrir ses premiers magasins, parce que les ventes à distance lui permettaient de couper l’herbe sous le pied de ses concurrents attachés à des locaux “Brick & Mortar” à l’aide de centres de distribution ultra-efficaces.
Et qui, forte de ses observations sur les demandes de ses clients, a créé ses propres marques privées pour remplacer celles de ses fournisseurs dans les catégories les plus payantes.
Tout ça grâce à l’adoption rapide d’une nouvelle technologie permettant de magasiner du confort de son foyer.
Un détaillant qui, bref, a contribué à faire fermer des centaines de commerces locaux, incapables d’offrir un inventaire aussi vaste, un service aussi efficace et des coûts d’opération aussi bas.
Ahhhh les vilains.
Qui aurait cru que Sears fut si dominant?
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Sears, Roebuck et Co., Amazon avant Amazon
En 1906, étant parmi les premiers à utiliser massivement cette innovation qu’était ce nouveau programme assurant la livraison postale gratuite aux régions rurales, Sears Roebuck et Co. a ébranlé les colonnes du temple du commerce de détail. Sears n’avait pas de site Web distribué par les protocoles d’Internet, mais un catalogue distribué à tout le monde par la poste.
Comme Jeff Bezos, le fondateur de Sears a commencé par vendre dans un créneau assez limité; pendant qu’Amazon se limitait aux livres, Sears vendait des montres. Puis autre chose. Et encore autre chose. Jusqu’à posséder un catalogue tellement complet qu’on pouvait y lire “Si vous n'avez pas trouvé ce que vous cherchez dans notre catalogue, c’est que vous ne l’avez pas bien lu.”
Allant encore plus loin dans sa dominance totale du marché du commerce de détail qu’Amazon, Sears a, au cours de son histoire, vendu à peu près tout ce qu’Amazon vend, et en plus :
Des assurances, avec un tel succès que cette division est devenue un “spin off” appelé Allstate, un géant du domaine aux USA.
Et pourquoi démarrer une compagnie d’assurances? Parce que Sears savait très bien que ses clients achetaient de plus en plus de voitures, leur vendant des pneus.
Et tant qu’à vendre des pneus et des assurances automobile, pourquoi ne pas aussi leur vendre des voitures?
Ah, et après la voiture, les pneus et les assurances, ces gens auront bien besoin de maisons, non? En 1940, Sears avait déjà vendu et livré 70000 MAISONS en kit. Oui, LA MAISON AU COMPLET avec les murs, le toit et tout le tralala.
Pour acheter tout ça, quoi de mieux que des services de crédit bancaire (la carte Discover, c’est eux) et même de courtage immobilier pour vous vendre le terrain de vos rêves sur lequel déposer votre maison SEARS?
Et une fois tout ce bonheur savamment distribué aux clients, pourquoi ne pas leur offrir aussi des studios photo en magasins pour se remémorer un jour ces belles sorties de consommation en famille?
Insatisfaite du service de livraison à domicile de la poste qui ne fournissait plus à la demande, Sears a fini par acquérir sa propre flotte de camions de livraison dans les années ‘30.
Bref, avec de puissants avantages compétitifs, Sears a provoqué des fermetures massives de commerces locaux en inondant le marché de ses catalogues, de ses produits, de ses services réputés imbattables grâce, notamment, à sa logistique ultra-efficace.
Sears dominait alors outrageusement le marché du commerce de détail.
Pourtant, des dizaines de milliers d’autres détaillants sont apparus et ont prospéré depuis, d’abord dans l’ombre de Sears, puis occupant des niches de plus en plus grandes, mieux adaptés qu’ils étaient aux goûts changeants de leurs clientèles. Walmart, Target et, plus près de nous Simons, ont prospéré malgré Sears.
En 1993, Sears a cessé de vendre ses produits via son fameux catalogue.
En 1995, un obscur libraire en ligne nommé Amazon venait au monde.
Sears est aujourd’hui disparue du Canada et moribonde aux États-Unis, après quelques dernières années lamentables où l’entreprise n’était plus que l’ombre d’elle-même.
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Je suis client régulier d’Amazon pour les items que je ne trouve pas ailleurs et non pour une question de prix. Il est impensable de pouvoir trouver des produits utilitaires de niche dans toutes les petites localités.
Il ne faut pas oublier non plus qu’Amazon, bien qu’elle soit une concurrente redoutable, est aussi un canal de croissance pour plusieurs entreprises qui y trouvent leur place.
J’ai cependant une affinité particulière pour les petites, moyennes et parfois plus grandes entreprises avec qui je gagne mon pain et mon beurre. Je travaille depuis des années pour que les PME développent leurs propres présences en ligne, fassent grandir leurs marques et les relations avec leurs propres clients pour favoriser leur pérennité, justement pour ne pas être obligées d’abdiquer devant de gros joueurs dotés de grands moyens.
Surtout, je crois que la domination d’Amazon est aussi un moteur à innovation, tchnologique, sociale ou marketing; en 2019, Tobias Lütke, le fondateur de Shopify, mentionnait sur Twitter que “pendant qu’Amazon bâtit un empire, Shopify arme les rebelles.”
J’aime beaucoup cette analogie, et pas seulement parce qu’elle évoque Star Wars! Elle résume bien ce que l’accessibilité des outils de commerce électronique permet aux petits, moyens et grands commerçants, même face à Amazon : de prendre un créneau et d’y grandir en utilisant une innovation qui permet de répartir l’offre commerciale dans une multitude de commerces qui ont chacun leurs clients au lieu de la centraliser chez un seul géant qui contrôle toute l’information. Les outils peuvent être communs, mais chaque commerçant contrôle son identité, son achalandage, ses méthodes et donc, son indépendance.
Ce n’est rien de bien nouveau, mais on l’oublie trop souvent quand on essaie de recréer un répertoire centralisé, inefficace et digne des années ‘90 au lieu d’appuyer les efforts souvent couronnés de succès d’une multitude d’entrepreneurs débrouillards, pour qui quelques mesures pourraient faire une grande différence entre un succès local et une croissance importante.
La centralisation de la présence en ligne n’est pas une solution, c’est un calque misérable de ce qu’est déjà Amazon!
D’autres en ont parlé en détail bien avant moi, et les représentants de plus de 300 entreprises le soulignent à nouveau.
Une première faille pour Amazon?
L’entreprise a encore de longues et prospères années devant elle, mais cette innovation la dérange assez pour qu’elle tente de mettre en place son propre programme, appelé “Buy with Prime” pour permettre aux marques de bénéficier des outils d’Amazon sur leurs propres sites Web.
À la différence de BigCommerce, Wix, Shopify et autres plateformes de eCommerce, Amazon ramène toujours le consommateur à son propre écosystème logistique, à ses propres banques de données sans transparence et impose ses propres normes de service. Bref, achetez chez qui vous voulez, mais vous serez toujours NOTRE client.
Je ne suis pas certain que Buy with Prime sera une mesure appréciée par ceux qui craignent de perdre le contrôle de leurs relations clients, l’actif le plus important de toute entreprise, mais ce n’est encore qu’une première salve pour rallier les dissidents.
Qu’est-ce que ça signifie?
Successeure de Sears dans sa domination du marché du commerce de détail, Amazon tente de riposter à l’atomisation du commerce de détail en ligne favorisé par des outils de eCommerce de plus en plus accessibles en créant son propre programme “Buy with Prime”.
Tout en laissant planer un doute important sur la propriété des données relatives aux clients, ce programme n’est pas une simple salve contre un concurrent (Shopify) mais bien contre un modèle d’affaires moins centralisateur et plus ouvert, supporté par des outils technologiques légers et très performants.
Peut-être que les fantômes de Sears, qui savent que les géants ne sont pas éternels, chuchotent désormais à Seattle…
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À lire sur le sujet
Car & Driver : Sears Tried Twice to Sell Cars and Failed Miserably
NY Times : Sears Went From Gilded-Age Boom to Digital-Age Bankruptcy
Digital360 : How Sears failed in the ecommerce era even as it innovated online
History Channel : When the Sears Catalog Sold Everything from Houses to Hubcaps
Smithsonian Magazine : The Rise and Fall of Sears
Retail Dive : Before Amazon, there was Sears
Protocol : Amazon's Shopify killer? Spreading Prime all over the web
The Information : Inside Shopify, Amazon’s ‘Buy With Prime’ Push Is Raising Existential Questions
Financial Post : Amazon targets rival Shopify with new ‘Buy with Prime’ service